Plaidoyer contre une mort annoncée

Uncia uncia

Le Dolpo a le privilège d'abriter un des plus beaux félins de la terre, devenu rare et inscrit sur la liste rouge de l'UICN des espèces menacées : le léopard ou panthère des neiges (Panthera Uncia ou Uncia Uncia). Il fréquente les lieux escarpés et neigeux de l'Himalaya, mais la plus forte population se trouve en Mongolie. Farouche et furtif, il est très difficile à apercevoir.

Bien qu'il soit considéré comme le gardien spirituel des sommets, il est l'objet de l'animosité des populations locales qui lui reprochent ses attaques répétées sur les troupeaux. En Himalaya on chiffre à 18 % la quantité de viande prélevée chaque année par le léopard des neiges et le loup sur le cheptel domestique. Pour les peuples des zones himalayennes, vivant souvent à la limite de la pénurie et dont la seule richesse est le bétail, ces prélèvements sont vécus comme des catastrophes, ce qui vaut à l'animal d'être considéré comme un nuisible et un ennemi. Quand ils le peuvent, les bergers abattent les félins que la faim a rendu imprudents. Pourtant cet animal tant redouté ne s'attaque jamais à l'homme.

Dans la Tarap, il est arrivé que l'once —autre nom du félin—  entre la nuit dans des enclos à bestiaux, au cœur même des villages, et j'ai entendu parler d'un cas où l'un d'entre eux s'était glissé dans une étable au rez-de-chaussée de la maison.

Durant la transhumance dans les pâturages d'altitude, la menace du félin et de son cousin le loup est présente en permanence. Les jeunes bergers qui font paître les troupeaux de yaks, de moutons et de chèvres loin du campement, sont régulièrement confrontés à leurs attaques. Au camp on ne quitte pas des yeux les chevaux qui paissent en liberté sur les hauteurs. J'ai assisté plusieurs fois au rituel de chasse du félin menaçant les chevaux. Dès qu'il est repéré par les nomades, ceux-ci lancent des cris particuliers vers la montagne pour effrayer l'attaquant, tandis que les mastiffs tibétains se ruent vers les hauteurs en hurlant de fureur. Bien que tout ce monde se trouve très loin de la scène de chasse, le bruit qui résonne entre les flancs de la montagne, finit généralement par effrayer l'animal qui finit par abandonner la partie.

La nuit au camp, alors que tout le monde dort sous la tente en poil de yak, les attaques des prédateurs ne sont pas rares. Les yaks en liberté sont regroupés autour du camp, tandis que les moutons et les chèvres sont rassemblés dans un enclos fragile au mur de pierres sèches, facile à enjamber pour le félin agile. Certains léopards s'aventurent jusqu'au campement où les attire toute cette bonne chair fraîche disponible. Mais là ils ont fort à faire avec les féroces mastiffs tibétains lâchés pour la nuit, dont les rauques aboiements vous font dresser les cheveux sur la tête. Au premier hurlement, aussi vifs que des félins qui ne dorment que d'un œil, les nomades bondissent hors des tentes en renfort des chiens. Tout doit aller très vite pour éviter le massacre d'un de leurs précieux animaux. Les léopards s'attaquent rarement aux yaks mâles, trop puissants pour eux, mais ils peuvent blesser une femelle ou tuer un jeune. En revanche, les moutons et les chèvres font leur affaire car ils n'ont pas les moyens de se défendre contre le puissant fauve. C'est pour notre félin une nourriture de choix, qui ressemble à sa proie préférée dans les montagnes sauvages : le mouton bleu de l'Himalaya ou bharal (lui aussi protégé), qu'on trouve encore en nombre au Dolpo et qu'on peut apercevoir lors d'un trekking, avec un peu de chance.

Leopard in the wild 1

Lorsque la tentative d'un léopard en maraude a déclenché la rage des chiens, on peut les entendre hurler avec violence jusqu'au bout de la nuit sur les hauteurs entourant le camp, postés comme des sentinelles sur les murailles d'une citadelle.

Lorsqu'il a pu accomplir son forfait sans être gêné, le premier geste de l'once consiste à sucer le sang, tel un vampire, à la gorge de sa victime et à s'en repaître. Pour une raison que j'ignore, ce sang ingurgité agit sur lui comme une drogue qui l'engourdit et l'endort au côté de sa proie, que de toutes façons, même éveillé, il n'aurait pas voulu lâcher.

J'ai assisté un jour à une scène extraordinaire près de Crystal Mountain School. Alors qu'en compagnie de Kedar on devisait dans la cour de l'école avec des villageois, nous sommes alertés par les cris d'un homme, lancés vers le sommet de la montagne toute proche. Nous nous précipitons dehors à temps pour voir, très haut dans la montagne, un troupeau de yaks dévalant la pente de façon désordonnée, la queue en l'air indiquant une grande agitation, et suivis d'une petite bergère. Derrière eux une meute de loups avance prudemment, sans doute retardée par les cris de l'homme venant de la vallée, auxquels se sont joints ceux de nos amis. Ils sont encore très hauts, mais quand le troupeau se rapproche, on entend les pleurs de la petite gardienne, qui perdurent même après que les loups, qui ne s'approchent jamais des villages, aient battu en retraite. Plus elle descend, plus ses sanglots s'accentuent, malgré les paroles d'apaisement lancés d'en bas par les hommes. C'est alors que l'un d'entre eux comprend les raisons de la frayeur de la fillette. De là où elle se trouve sur la hauteur, elle a aperçu un léopard des neiges endormi près de sa proie. Il se trouve de notre côté de la rivière et nous nous précipitons pour le voir.

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Une chèvre noire gît sur le flanc et nous apercevons à ses côtés le dos du prédateur, immobile entre les broussailles. Un villageois ayant reconnu sa chèvre s'apprête à lapider l'animal engourdi, car c'est ainsi que les bergers tuent les léopards, mais nous l'en empêchons. Nous ne voulons pas assister au massacre de ce super félin protégé. La présence sur la scène de policiers, dans la Tarap pour sécuriser des élections, finit par retenir le villageois, qui se contente de déloger la bête par un jet de pierre. Nous voyons alors, à quelques mètres de nous, ce magnifique fauve bondir et traverser la rivière d'un saut majestueux, sa très longue queue lui servant d'appui sur l'air. Mais une fois à l'abri sur l'autre rive, il s'arrête et nous observe, sans doute frustré de laisser derrière lui une si belle proie. Il avance à pas lents, puis s'arrête et se retourne pour nous regarder. Il a l'air si fier, si noble, qu'il semble nous dire : « m'avez-vous bien admiré ? ». Et le manège continue à mesure qu'il monte vers les hauteurs. Nous l'observons ainsi pendant une demi-heure durant laquelle se produit un autre évènement : un mastiff tibétain monte lentement à flanc de montagne à la rencontre du félin, qui s'est finalement assis et se tient immobile regardant toujours dans notre direction. Le chien avance prudemment mais, au moment de la rencontre, il recule vivement sous les attaques de l'once. Après plusieurs tentatives infructueuses il finit par se retirer et se tenir à l'écart. Et voici qu'un homme, d'allure impassible, monte d'un pas lent en direction du léopard. Souffle coupé nous observons sa progression. Le chien, enhardi par la présence de son maître, reprend courage et finalement à eux deux, ils réussissent à repousser l'animal : comme à regret, la panthère des neiges s'éloigne lentement vers les hauteurs puis disparaît.

Leopard in the wild 2

Cette fois, elle a eu la vie sauve mais ce n'est pas toujours le cas. J'ai eu l'occasion à plusieurs reprises d'observer des dépouilles de léopard dans les villages de la Tarap. J'en ai vu une qui, grossièrement naturalisée, était transportée sur le dos de son chasseur, qui se présentait de maison en maison pour récolter les fruits de son acte : quelques roupies de récompense pour avoir tué le sauvage ennemi. Je ne sais si cette coutume perdure encore aujourd'hui mais elle doit être beaucoup plus discrète. Nous avons sensibilisé les écoliers à la préservation du « saabo », le léopard des neiges. Il faudra certainement beaucoup de temps pour que la haine de ce prédateur se dissipe dans le cœur des hommes.

Le problème n'est pas simple du tout puisqu'il touche à l'économie de populations déjà défavorisées par leur situation géographique et la rudesse de leur climat.  La politique des fondations qui protègent le léopard de la prédation humaine consiste à trouver des ressources alternatives pour compenser les pertes de revenu, comme les « Himalayan Homestays » au Ladhak ou au Spiti (Inde), des gîtes construits pour les villageois à usage des touristes, avec formation des hôtes à leur nouveau métier, ce qui apporte un supplément de revenu à la famille, suffisant pour compenser les pertes de bétail. Devant les succès de ce genre de formule, l'Unesco souhaite étendre ce programme à d'autres zones de l'Himalaya. Pourquoi pas au Dolpo ?

Il n'y pas que les bergers qui attentent à la vie de l'once, il souffre aussi de la convoitise de chasseurs armés, beaucoup plus organisés et efficaces que de simples villageois. J'en ai rencontré parfois au Dolpo, venant à cheval du Tibet tout proche et portant des armes. Ils arpentaient les montagnes un fusil sur le dos, riant jaune lorsque je leur demandais ce qu'ils chassaient. Nous savons qu'ils traquent le léopard pour leur peau inimitable : un pelage beige tendre, semé d'ocelles sombres aux contours délicats, le tout adouci par de longs poils blancs l'hiver.

A l'ouest de la Chine, dans le caravansérail de Kashgar, il m'a été donné d'admirer de près une peau d'once tannée. Un commerçant, qui en possédait plusieurs, me la proposa à l'achat dans sa boutique, avec à peine de précautions, pour la somme de 500 dollars (en 1987). Je n'ai jamais vu peau plus belle, à tel point que l'offre m'a presque fait vaciller, mais non pas succomber ! En 2007 on vendait au marché noir de Kathmandu ou de Kaboul des manteaux de fourrure composés d'une douzaine de peaux d'onces, pour la somme de 50 000 dollars. Tandis que les squelettes, prisés des officines traditionnelles chinoises en remplacement des os de tigres devenus rares, se monnayaient à 10 000 dollars chacun.

De 1990 à 2007, on a constaté une diminution de 70 % des populations de léopards de neiges dans le monde. Nous n'avons pas d'études plus récentes sur le niveau actuel de cette espèce.

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Serons-nous la dernière génération d'humains à pouvoir admirer la mystérieuse panthère des neiges en liberté ? Les descendants de nos petits enfants, seront-ils réduits à errer sur une planète vidée de ses animaux sauvages ?

Article publié dans le Journal Tarap n° 42 (mars 2013)

 
 
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